HGGSP – PRESSE : Les vérités qui dérangent sur le climat du plus grand expert mondial de l’énergie
Entretien réalisé par Etienne Campion. Marianne. 18 mars 2025
Auteur prolifique et esprit incisif, Václav Smil est l’un des plus grands spécialistes mondiaux de l’énergie. Dans 2050, il rappelle une vérité essentielle : les révolutions énergétiques prennent des décennies, et les combustibles fossiles resteront dominants bien plus longtemps qu’on ne le pense.
Václav Smil est l’un des penseurs les plus influents en matière d’énergie et d’environnement. Ce scientifique tchéco-canadien, professeur émérite à l’université du Manitoba, s’est distingué par ses analyses rigoureuses et sans concession des grandes transformations énergétiques. Il est décrit comme « le plus grand expert mondial dans le domaine de l’énergie » par la revue Science, et Norman Foster le qualifie d’« auteur phénoménal qui remet les faits à leur place face aux préjugés et aux modes ».
Souvent comparé à Jean-Marc Jancovici, ce dernier affirme d’ailleurs : « Il est l’un des auteurs les plus prolifiques du monde anglo-saxon sur la place de l’énergie dans le fonctionnement du monde. […] Je suis parvenu à des conclusions très voisines des siennes. » Auteur prolifique, Smil a publié plus de soixante ouvrages et des centaines d’articles scientifiques, abordant des sujets aussi variés que les ressources naturelles, les transitions énergétiques et leurs implications géopolitiques.
Dans 2050, traduit par la jeune et prometteuse maison d’édition Arpa, il analyse les perspectives du mix énergétique mondial à l’horizon 2050, les limites des énergies renouvelables, les risques liés aux métaux rares et la difficulté d’inverser la courbe des émissions de CO₂. Un ouvrage incontournable pour comprendre les défis énergétiques à venir.
Étant donné votre scepticisme quant à une décarbonation rapide, quel est selon vous le mix énergétique le plus réaliste pour le monde en 2050, et quelle part reposera encore sur les combustibles fossiles ?
Vaclav Simil : Les transitions prennent des décennies. Le passage du bois au charbon a duré un siècle. En 2022, les combustibles fossiles ont fourni 82 % de l’énergie mondiale, contre 86 % en 1997, mais leur utilisation absolue a augmenté de 55 %. Remplacer 500 exajoules (EJ) d’ici 2050 nécessiterait 9,4 EJ par an – soit six fois plus que la moyenne de 1,7 EJ depuis 1997. Peu probable. Le scénario des politiques déclarées de l’AIE (Agence internationale de l’énergie) prévoit 70 % de fossiles en 2050 ; j’estime plutôt 50-60 %. Les renouvelables pourraient atteindre 30-40 %, le nucléaire moins. La dépendance aux fossiles persistera – le pétrole et le gaz ne disparaîtront pas d’ici le milieu du siècle.
Vous critiquez souvent la « pensée magique » dans la politique énergétique. Quelles sont les idées fausses les plus courantes sur les énergies renouvelables que les décideurs et le public entretiennent encore ?
Les gens ignorent la physique. L’éolien et le solaire échouent lorsque la nature ne coopère pas – leur intermittence les paralyse sans stockage massif ou solution de secours. En 2022, ils ont produit 12 % de l’électricité, contre 62 % pour le charbon et le gaz. L’échelle est mal évaluée : une éolienne nécessite 500 tonnes de matériaux par MW, une turbine à gaz, 30 tonnes. Les coûts trompent – le solaire sera 9 % moins cher que le gaz d’ici 2027, mais une fois le stockage et le réseau intégrés, l’éolien offshore triple de prix. Il n’existe pas de solutions rapides.
La transition vers une énergie bas-carbone requiert d’énormes quantités de matériaux comme les métaux rares. Comment évaluez-vous les risques environnementaux et géopolitiques liés à cette dépendance ?
Les besoins matériels dépassent l’imagination. La décarbonation nécessite 600 millions de tonnes de cuivre – soit trente ans de production. Avec un minerai à 0,6 %, cela signifie déplacer 100 milliards de tonnes de roche. Les écosystèmes en souffriront. La Chine contrôle 90 % des terres rares, 65 % du cobalt, 60 % du lithium. L’AIE prévoit une demande de lithium multipliée par 40 d’ici 2040. Toute perturbation ou l’emprise chinoise pourrait tout ralentir. L’autosuffisance est lointaine.
Que faudrait-il pour inverser la tendance historique de la hausse des émissions ?
Les émissions ont augmenté de 54 % depuis 1997 – de 25,5 à 39,3 milliards de tonnes en 2023. Pour atteindre zéro d’ici 2050, il faudrait réduire 1,45 milliard de tonnes par an, soit trois fois l’augmentation annuelle moyenne depuis 1995. L’efficacité aide – les véhicules électriques consomment 25 % de l’énergie de l’essence ; les moteurs, qui représentent la moitié de l’électricité mondiale, peuvent être améliorés.
Le nucléaire stagne – les petits réacteurs modulaires (SMR) ne sont pas prêts. Le captage du carbone atteint 45 millions de tonnes en 2023, une goutte d’eau face aux milliards nécessaires. L’agriculture, responsable de 25 % des émissions, devra évoluer. L’ampleur et la coordination rendent cette inversion improbable.
Que pensez-vous du rôle de Jean-Marc Jancovici en France, qui sensibilise activement aux mêmes questions énergétiques et climatiques que vous ? Quel est selon vous l’impact des lanceurs d’alerte climatiques, et ne devrait-on pas en avoir davantage ?
Jean-Marc Jancovici voit l’énergie comme une question de physique, et non d’illusions – nos perspectives convergent. Il est peut-être plus optimiste que moi. L’âge joue peut-être un rôle. Quoi qu’il en soit, le public et les médias préfèrent les solutions simplistes. Plus de réalistes comprenant l’échelle de 500 EJ et 15 000 milliards de dollars par an pourraient faire évoluer le débat, mais pas nécessairement la politique.